mercredi 7 janvier 2015

Lire un prix Goncourt : Pas pleurer, Lydie Salvayre

Le prix Goncourt 2014

Mon propos aujourd'hui n'est pas de délivrer un satisfecit aux jurés du Prix Goncourt, souvent décriés pour leur choix, eux qui ont décerné en novembre dernier leur prix à Lydie Salvayre, pour son roman Pas pleurer, aux éditions du Seuil. Ils ont cependant couronné souvent de bien moins bons livres. 


Lydie Salvayre est un auteur dont je lis régulièrement les oeuvres : je préfère à son dernier roman un autre, publié en 1997, La Compagnie des Spectres, où excelle son art à mêler les niveaux de langue, les registres, les techniques oratoires.
Les deux romans ont ceci de commun d'explorer un passé sombre (la répression franquiste pendant la guerre d'Espagne dans Pas pleurer, le régime de Vichy dans La Compagnie des Spectres), de le mettre en écho avec notre monde contemporain, et d'évoquer la question de la transmission des souvenirs familiaux. Ainsi, par exemple, la mère de la narratrice dans Pas pleurer raconte à sa fille son "été 1936" libertaire, auquel vont succéder son mariage arrangé avec le fils d'un propriétaire terrien progressiste, la mort de son frère anarchiste, puis son exil en France.

On lira une critique au vitriol du roman, par Juan Asensio, ici sur son blog, intéressante à bien des égards.

Une interlangue à l'oeuvre

Ce qui, dans une intention pédagogique, m'intéresse dans le dernier roman de Lydie Salvayre, c'est la langue de la mère, Espagnole exilée en France. En voici un extrait : "Alors ma mère pour me pacifier me rappelle à voix susurrée les bénéfices considérables qui m'espèrent si je suis engagée : que je serai logée, que je serai nourrie et que serai nettoyée, que j'aurai une vacation tous les dimanches pour aller danser la jota sur la place de l'Eglise, que je toucherai un petit salaire et une petite prime annualle avec quoi je pourrai me constituer un petit trousseau et même mettre de côté. A ces mots, je clame : Plutôt morir !  Dios mio, souspire ma mère en jetant des mirades angoissées sur les deux files de maisons qui bordent la ruelle. Et moi je me mets à courir à toute vélocité vers mon grenier. La guerre, heureusement, éclate lendemain, ce qui fait que je ne suis jamais allée faire la bonne ni chez les Burgos, ni chez personne."

Cette interlangue, née d'interférences entre le français et l'espagnol, serait à relever et à analyser avec un public d'élèves hispanophones, qui commettent eux aussi ce genre d'erreurs dans leurs productions écrites ou orales.
Interférence morphosyntaxique ; interférence phonétique, par exemple "souspire" ; interférence lexicale, comme "pacifier" pour "apaiser", "qui m'espèrent" pour "qui m'attendent", ou encore "vélocité" pour "vitesse". 
C'est là une première exploitation possible du texte de Lydie Salvayre, qui entre dans la perspective d'une pédagogie de l'erreur et d'une grammaire contrastive.

Nous sommes ici devant un texte littéraire qui souhaite faire
œuvre d'originalité et qui s'écarte de la langue standard.
"En fait, il me semblait que ma vraie vie commençait. Un peu comme quand ton père est mort. C'était quand ?
Il y a cinq ans.
C'est increible ! On dirait qu'il y a un siègle.
Tu penses à lui, parfois ?

Non jamais. D'ailleurs je me demande comment j'ai pu, on dit pu ?, comment j'ai pu passer avec lui tant de jours, tant de nuits, tant de cènes, tant d'anniversaires, tant de Noëls, tant de soirées télé et tant de tout, année derrière année, sans en conserver le moindre raccord."
Souvenir se dit en espagnol "recuerdo", se souvenir "recordar", là nous sommes dans l'analyse de l'erreur commise par la mère de la narratrice. Dans le même temps, se souvenir, n'est-ce pas raccorder le passé au présent, faire un raccord. C'est précisément la réflexion à l'œuvre dans le roman : établir des liens, des raccords entre les époques, les vies, les souvenirs. Ici, nous sommes dans l'analyse littéraire et esthétique. 

Voilà un deuxième objectif pédagogique possible pour la lecture de ces extraits. Vous les trouverez ici au format .doc.

En dernier lieu, on pourra avec ses élèves s'interroger sur ces inventions linguistiques : se fondent-elles sur de réelles erreurs que peut commettre un hispanophone apprenant le français, ou ne sont-elles que des effets quelque peu artificiels du style littéraire de l'auteur ? En d'autres mots, l'interlangue du personnage de Lydie Salvayre a-t-elle une réalité linguistique ?

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