Le paradoxe du grand-père
La nouvelle de Fredric Brown La machine à temps, support d'une activité présentée dans un précédent article ICI, pose de façon facétieuse le fameux paradoxe du grand-père.
Cette contradiction temporelle des voyages dans le temps est explicitement évoquée dans le texte : "C'est le paradoxe classique de tout voyage dans le temps : que se passerait-il si quelqu'un remontait dans le passé pour y tuer son propre-père avant qu'il ait épousé grand-mère ?", s'écrie l'inventeur de la machine, le Dr Grainger.
Il se passerait que ce voyageur ne viendrait jamais au monde. D'où le paradoxe : comment pourrait-il tuer son grand-père s'il n'a jamais existé ?
C'est ce qui va arriver à l'ami du Dr Grainger : voyager dans le passé, tuer son grand-père qu'il abhorre, et disparaître ! C'est tout du moins ce que laissent suggérer certains indices du texte, ainsi que l'ellipse très réussie du récit, qui oblige le lecteur à reconstituer ce qui s'est passé.
Pour rappel, l'intégralité de la nouvelle est à lire ICI.
Interroger la logique du récit
Revenons nous aussi en arrière. Nous avons travaillé avec nos élèves, lors des deux premières phases de l'activité, la compétence logique et cohérence, à partir du début et de la fin du récit, et de leurs propres productions écrites.
Dans une troisième phase, interrogeons-les à nouveau, cette fois sur la logique de la nouvelle écrite par Fredric Brown.
La grande majorité des élèves comblent le vide de l'ellipse et interprètent l'absence de l'ami du Dr Grainger dans le présent comme due à sa disparition dans le passé. Il rencontre son "ignoble" grand-père, lève et abat son gourdin sur lui, et par là-même empêche sa venue au monde.
L'auteur du texte prend le soin d'avertir le lecteur que son personnage connaît le paradoxe : "Je connais le paradoxe, bien sûr, et il m'a toujours passionné, parce que j'ai toujours su que j'aurais tué mon grand-père si j'en avais eu la possibilité.", dit-il. C'est pleinement conscient des conséquences futures (passées ?) de ses actes que le voyageur du temps s'empare de la machine et part dans le passé.
Là se loge une incohérence selon la logique des élèves. Quand on leur demande s'ils trouvent le récit logique, certains répondent que le comportement du petit-fils ne l'est pas. Conscient de sa disparition certaine, il s'entête pourtant à tuer son grand-père. Il ne met pas sa vie en danger, il la supprime, il se supprime, "c'est un suicide", d'après un élève.
A ces commentaires justifiés, il convient d'interroger les indices du texte. Que nous dit-il ? Que le voyageur du temps est déterminé. Rappelons-nous ses paroles : "J'ai toujours su que j'aurais tué [...]". Quelqu'un de décidé n'a cependant jamais fait de lui automatiquement un assassin. De l'intention à l'action, il y a un fossé à franchir. Je pense là à une parole du personnage d'Agatha Christie, Hercule Poirot, citée par Pierre Bayard dans son ouvrage Qui a tué Roger Acroyd ? : "En chacun de nous se manifeste de temps à autre le désir de tuer ; mais pas forcément la volonté de tuer." (Poirot quitte la scène) Autrement dit, il manque à notre personnage la volonté.
C'est dans un accès de colère qu'il va trouver la volonté de tuer, et que nous pouvons la faire trouver à nos élèves dans les indices du texte. Lisons le passage concerné :
"Au passage il ramassa un morceau de bois qui pouvait faire un excellent gourdin.
Arrivé près de la ferme, il vit un jeune homme aux cheveux roux flamboyants qui fouettait un chien.
"Arrêtez ! cria Smedley en courant vers l'homme.
- Occupe-toi de ce qui te regarde ! lança l'homme, tout en continuant à frapper son chien."
Smedley leva, puis rabattit son gourdin."
Voici expliqué psychologiquement le meurtre : désir et volonté, détermination et colère.
Réinterpréter le récit
A la suite du passage cité, il y a donc une ellipse temporelle de soixante ans, entre le coup de gourdin et la présentation de la machine à temps du Dr Grainger.
Que s'est-il passé ? Peut-on trouver une réponse à notre paradoxe qui fait que l'assassin n'a jamais existé ?
Que s'est-il passé ? Peut-on trouver une réponse à notre paradoxe qui fait que l'assassin n'a jamais existé ?
C'est là que la lecture du livre de Pierre Bayard déjà convoqué peut nous intéresser, comme lecteur et comme enseignant. L'auteur, universitaire et psychanalyste, écrit :
"Nombreux sont les lecteurs à éprouver par moments, devant les textes de fiction, l'impression désagréable qu'on ne leur dit pas tout. Au-delà de l'ouvrage d'Agatha Christie, ce livre voudrait entreprendre de lever les secrets enfouis qui perturbent la transparence de la lecture et examiner à quelles conditions il est possible, sans dénaturer leur projet, de compléter utilement notre information sur les œuvres." (Qui a tué Roger Acroyd ?, Prologue, 1998)
"Nombreux sont les lecteurs à éprouver par moments, devant les textes de fiction, l'impression désagréable qu'on ne leur dit pas tout. Au-delà de l'ouvrage d'Agatha Christie, ce livre voudrait entreprendre de lever les secrets enfouis qui perturbent la transparence de la lecture et examiner à quelles conditions il est possible, sans dénaturer leur projet, de compléter utilement notre information sur les œuvres." (Qui a tué Roger Acroyd ?, Prologue, 1998)
Nous sommes bien dans ce cas de figure. Encore une fois on ne nous dit pas tout. Encore une fois, la logique du récit est incomplète. Encore une fois, le lecteur doit se faire chercheur d'indices et combler les vides du récit, malicieusement laissés par l'auteur.
Cependant, nous ne sommes pas à l'abri du délire. Pierre Bayard précise en effet dans le prologue de son ouvrage : "Par ailleurs et dans le même temps, c'est prendre le risque de construire nous-même une lecture délirante, puisque c'est procéder à une démarche identique à celle de Poirot, consistant, comme il le fait tout au long du livre, à rechercher minutieusement des indices, à interpréter des faits et à organiser nos déductions en une construction d'ensemble harmonieuse."
A quelle élucubration allons-nous parvenir (en sachant toute l'ambivalence du mot, son sens étymologique de lumière, du latin lucubrum, petite lumière, et son sens moderne d'idée peu sensée et réaliste) ?
L'ambiguïté du récit est qu'à aucun moment la mort du grand-père n'est racontée. Nous n'en avons que des indices : la colère du petit-fils, le gourdin levé et abattu. Qui nous dit que le grand-père meurt ? Qui nous dit que le petit-fils disparaît ? A cette incertitude s'ajoute le paradoxe du voyageur temporel.
C'est à ce questionnement là que l'on peut inviter les élèves, et leur (re)dire toutes les virtualités du texte littéraire, toutes ses richesses, l'extraordinaire créativité qui est celle du lecteur.
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